Expériences Phosphéniques
Montmagny 2004

Daniel,

Jʼai vu que tu avais utilisé, un de mes courriers faisant suite au dernier stage, en tant que témoignage pour le site web du Phosphénisme. Jʼen suis étonné, car je ne pense pas que mon expérience soit à ce point exceptionnelle quʼelle méritait dʼêtre signalée. Dʼaprès ce que jʼai entendu des autres stagiaires, elle serait même assez banale, et si je dois en juger par ce quʼon mʼen a dit, elle serait plutôt insignifiante à côté de ce quʼils ont appelé la montée de la Kundalini. Dʼailleurs, jʼai pu remarquer que dʼautres participants vivaient un phénomène similaire au mien, du fait que les ondulations de la colonne vertébrale se propagent physiquement et que les balancements involontaires sont nettement perceptibles par tout observateur. Je ne te cache pas que jʼétais rassuré de voir que je nʼétais pas le seul à devoir faire face à une manifestation qui pour moi nʼétait pas habituelle, voire pas du tout normale.

À mon sens, lʼintérêt dʼune telle expérience est quʼelle se déroule en pleine conscience, cʼest-à-dire que lʼon peut exercer un regard analytique sur le phénomène qui est en train de se produire et finalement on peut le décrire comme sʼil était extérieur à soi. Ce regard, disons-le, assez froid et qui se veut lucide, posé sur une sensation physique, nʼempêche pas dʼéprouver par ailleurs des sentiments ou des émotions intenses. Dans mon cas, cʼétait une joie irrépressible qui mʼavait brusquement submergé. Curieusement, le fait de ne pouvoir mʼexpliquer ni la nature, ni les raisons du phénomène, loin de mʼinquiéter, ne faisait quʼamplifier ce sentiment au point quʼil mʼétait impossible de retenir des éclats de rire. Ce qui me frappe, cʼest que si cette joie sʼest peu à peu dissipée dans les jours qui ont suivi, elle nʼen a pas moins laissé une trace qui perdure encore aujourdʼhui. Elle a pour ainsi dire déposé une dose dʼoptimisme en moi, ce qui ne manque pas de mʼétonner parce cʼest un trait de caractère duquel je ne suis pas coutumier. Je ne lʼai pas réalisé tout de suite, mais un beau jour où jʼétais en train de relire un courrier que je mʼapprêtais à envoyer ; tout dʼun coup je me suis aperçu que mon discours était plus assuré quʼà lʼordinaire et surtout quʼil était positif de bout en bout, il nʼavait plus rien à voir avec la litanie de misères dont jʼavais lʼhabitude dʼabreuver mes correspondants jusquʼà très récemment ; il faut dire aussi que la vie ne mʼavait pas gâté ces dernières années. Objectivement pourtant, ma situation nʼavait rien de changé, mais mon attitude à lʼégard des problèmes qui mʼaccablaient sʼétait transformée dʼelle-même, sans aucun effort de ma part, comme si jʼavais acquis la conviction que je pouvais enfin agir. Depuis, jʼai été conforté dans mon observation par des proches qui ont noté également cette métamorphose. Jʼespère maintenant que cela va durer encore longtemps, et si cʼest tout le bien que le Phosphénisme peut mʼapporter, alors ça ne sera déjà pas si mal crois-moi. La surprenante durée de cet effet bénéfique tient sans doute au fait quʼil mʼest assez facile de retrouver, simplement en me concentrant, cet ondoiement agréable quoique de manière plus atténuée à présent. En réalité, aujourdʼhui je considère ça un peu à la manière du pouls cardiaque : on nʼa pas conscience de son existence jusquʼau moment où on décide de prendre effectivement son pouls.

Cette expérience lumineuse et sans appel, dʼautant plus difficile à nier que je peux la reproduire jʼoserais presque dire à volonté, mʼa conduit à pratiquer depuis ce jour mes exercices quotidiens avec lʼespoir et lʼimpatience dʼen découvrir davantage, un peu comme les vagues lancinantes de la mer suscitent chez un marin lʼappel irrésistible du lointain. Ma fascination ne tient peut-être quʼà la nouveauté, mais à la vérité, si lʼon doit parler de témoignage, ce nʼest pas la première expérience que je pourrais relater concernant les techniques phosphéniques, puisquʼil y a cinq ans, jʼavais déjà suivi un stage de deux jours réservé aux débutants. Certes, je lʼavais abordé de manière un peu désinvolte, mais avec une certaine curiosité tout de même, car ainsi que je te lʼai déjà dit, je suis dʼun naturel sceptique, ce qui ne mʼempêche pas dʼaccepter au départ les règles du jeu pour rester sincère dans ma démarche.

Jʼajouterai quʼayant entendu parler pour la première fois du Phosphénisme quelques mois avant ce premier stage, jʼavais été intrigué par une corrélation inattendue quʼil mʼavait permis de faire avec ce que jʼappelle un « accident » psychique qui mʼétait arrivé deux ans auparavant et qui sʼétait étalé sur plusieurs mois. Beaucoup de phénomènes que lʼon range dans le paranormal mʼont littéralement assailli au cours de cette période-là et à lʼépoque, je ne pouvais me faire une idée ni du pourquoi, ni du comment, dans la mesure où je nʼavais jamais pensé que de telles choses pouvaient vraiment se produire et surtout pas à moi qui nʼavais rien demandé, ni cherché consciemment. Je nʼai jamais pratiqué de yoga ou de méditations par exemple. Quoi quʼil en soit, ce fut une époque à la fois douloureuse, en particulier pour ma raison, car je craignais avoir atteint les rivages de la folie, mais aussi la plus merveilleuse quʼil mʼa été donnée de vivre jusquʼà ce jour. Beaucoup de choses invraisemblables y sont passées : clairvoyance, clairaudience, télépathie, rêves prémonitoires, manifestations physiques insolites, exaltation intérieure, sentiment mystique où les symboliques indienne et chrétienne se mêlaient [comme si jʼavais quelque chose à voir avec ça] et surtout une quantité proprement ahurissante dʼévénements synchronistiques. On aurait dit que lʼunivers entier sʼétait mis à lʼunisson de ma personne jusque dans ses recoins les plus intimes et quʼil sʼétait décidé à me parler. Généralement, les événements totalement improbables qui survenaient se répétaient trois fois à la suite et très rapprochés (ou bien certains dʼentre eux étaient à lʼévidence hautement corrélés) comme sʼil fallait bien enfoncer le clou pour quelquʼun dʼaussi incrédule que moi. Jʼavais lʼindescriptible sentiment quʼun discours se donnait à voir à ma conscience, quʼil se déployait sans que jʼen comprenne les tenants, ni les aboutissants, ni même savoir qui pouvait bien lʼarticuler ; était-ce moi ou lʼunivers qui sʼexprimait ? Si je nʼavais pas éprouvé cette jubilation intérieure qui semble aller de pair avec ce type dʼévénements, je crois que jʼaurais été pris dʼune peur panique insurmontable, mais pour être franc, jʼavais peur en effet pour ma santé mentale et je nʼavais de cesse de me faire confirmer par des tierces personnes que tel ou tel incident était bien arrivé comme si je ne pouvais me résoudre moi-même à lʼadmettre ou comme si je ne pouvais plus faire confiance à mon discernement. Fort heureusement, jʼai bien été obligé de constater que je ne transformais pas la réalité, que je nʼhallucinais pas, bref, je nʼétais ni paranoïaque, ni schizophrène. Ce qui dʼailleurs ne résolvait pas le problème pour autant, même au contraire. Lʼévénement le plus anodin, mais ô combien signifiant pour moi, pouvait me plonger en un instant dans les abîmes vertigineux de lʼindécidable. Cʼest pourtant ainsi que jʼai admis de force quʼil y avait plus dʼune facette à ce que nous convenons dʼappeler la réalité et quʼil y avait sans aucun doute des dimensions qui devaient nous être cachées en fonctionnement « normal ». Les phénomènes ont fini par sʼestomper et au bout de six mois, ils avaient complètement disparu en me laissant dans un grand vide, un grand néant désespérant. Lʼavalanche que jʼavais subie mʼavait bouleversé et parfois effrayé, mais une fois la tourmente passée, je sombrais peu à peu dans lʼaboulie déprimante qui fait souvent suite à un trivial abandon affectif. [ici un texte que mʼavait inspiré cet épisode]

Or donc, lorsquʼon mʼa succinctement parlé du Phosphénisme et de ses techniques basées principalement sur des éblouissements lumineux, jʼai fait très vite le rapprochement avec ce que jʼavais vécu, car dans la période de mon « accident » psychique, je travaillais presque 10 heures par jour sur un plateau de télévision inondé tous les quarts dʼheure par la lumière de puissants projecteurs. Sans y croire vraiment, je me suis dit quʼil ne me coûtait rien dʼexplorer cette piste dans un stage où lʼon mʼavait dʼailleurs cordialement et gracieusement invité. Je ne me sentais pas dʼun esprit complaisant pour autant et au cours de la première journée, jʼai, en deux ou trois occasions, pensé que je devais avoir lʼair bien ridicule à mʼéblouir de la sorte et dodeliner de la tête avec les autres insensés qui devaient très certainement faire semblant dʼéprouver des choses que je ne parvenais pas à ressentir.

Un seul exercice mʼa surpris cependant, lorsquʼil fut question de se remémorer un moment agréable du passé. Un souvenir dʼun voyage en Italie remontant à une quinzaine dʼannées avait resurgi avec une étonnante vividité, dʼautant plus étonnante que ce moment nʼavait rien de particulier, en tous les cas rien de quoi marquer la mémoire au point dʼavoir survécu tant de temps. Pour tout dire, après avoir vécu ce moment-là, je crois bien que je nʼy avais jamais plus repensé, dʼoù ma grande stupéfaction de lʼavoir ainsi déterré avec autant dʼacuité.

Les choses ont commencé à prendre une autre tournure dès la première nuit qui a suivi cette série dʼexercices dont je continuais à me demander ce que les stagiaires pouvaient en retirer. Le soir même, je faisais un rêve dʼune telle intensité que je me le rappelle aujourdʼhui encore comme si cʼétait hier. Cʼétait un rêve dʼexaltation[1]. Je ne vais pas en raconter les détails ici, mais pour donner une vague idée, je dirai juste que lʼexpression « crier de joie » avait pris tout son sens pour moi au cours de ce songe. Au petit matin, je me levai dans une forme olympique, état que je ne connaissais plus depuis un nombre dʼannées que je nʼose pas mentionner. Jʼavoue avoir même hésité à retourner mʼenfermer dans une salle pour refaire à nouveau des exercices en pensant que je risquais de gâcher une aussi belle journée qui sʼannonçait.

La deuxième et dernière journée de stage avait commencé comme la veille avec une absence de ressenti qui ne me surprenait guère. Je mʼapprêtais à conclure que je nʼavais décidément pas la fibre pour ce genre de chose et que les gens me semblaient facilement enclins à se raconter des histoires, lorsque je me suis retrouvé seul au moment où nous devions faire un travail en duo. Cʼest alors que lʼanimateur du stage est venu à ma rescousse et nous avons fait lʼexercice ensemble. Jʼétais plutôt ennuyé parce que je ne me voyais pas lui mentir en lui faisant croire que jʼavais éprouvé une quelconque sensation tandis que je balançais studieusement ma tête dʼavant en arrière, mais à peine cette pensée inconfortable avait-elle traversé mon esprit, que je sentis soudain mon coeur se mettre à battre dans une sorte dʼarythmie. Enfin, cʼest ce que je croyais et je pensais quʼune crise de tachycardie était en train de se déclencher. Jʼétais sujet à des accès de spasmophilie dans ma jeunesse et je mʼattendais à être laminé par une vague dʼangoisses qui fort heureusement ne vint jamais. Il mʼa fallu de longues secondes pour mʼassurer que je nʼallais pas faire un malaise et pour comprendre que ce nʼétait pas mon coeur qui sʼemballait, mais quʼil sʼagissait bien dʼune palpitation tout autre qui avait débuté plus bas que ma cage thoracique, le long de la colonne vertébrale. Au bout de quelques instants, cette pulsation avait fini par se transformer en ondulations douces et agréables qui parcouraient mon épine dorsale. En réalité, en observant plus attentivement mes sensations, je pouvais discerner deux rythmes différents qui se superposaient avec des phases qui parfois amplifiaient ou bien contrariaient lʼondulation dont lʼintensité relativement faible était parvenue cependant à ébranler légèrement mon squelette. Cette vibration mʼinquiétait quelque peu du fait quʼelle échappait complètement à ma volonté mais en même temps elle me ravissait, car je ne pouvais mʼempêcher de percevoir son côté éminemment plaisant.

La fin du stage est trop vite arrivée et lorsque jʼai fait part de ma fugitive expérience, on mʼa répondu très laconiquement quʼil sʼagissait du réveil de la Kundalini. Cela semblait si évident pour les autres que je nʼai pas osé demander davantage dʼexplications. Or, la Kundalini nʼétait pour moi, pauvre béotien, quʼune image figurative dʼune énergie subtile nʼayant pas de rapport avec la réalité physique objective, et donc qui nʼétait pas censée avoir une réelle existence, quoique jʼaurais pu imaginer à présent pourquoi on la représentait par un serpent. Le phénomène, bien que très bref, fut suffisamment intrigant pour mʼamener à prendre la décision dʼacheter une lampe afin de continuer les expérimentations chez moi. Ce que je ne fis que quelques jours faute de disponibilité. Nʼayant pas de culture ésotérique, je restais tout de même circonspect et, avec le temps, jʼavais fini par classer cette timide expérience au rang des anomalies jusquʼà ce dernier stage, cinq ans plus tard, où un phénomène identique sʼest reproduit mais avec une telle vigueur quʼil mʼa fait lʼeffet dʼune révélation. Jʼai peut-être également rangé un peu hâtivement les expériences que je relate ici dans le domaine des coïncidences fortuites et de lʼautosuggestion, quoique si jʼy réfléchis plus longuement, je me demande encore ce que jʼaurais bien pu me suggérer exactement, car si je nʼignorais pas que le Phosphénisme prétendait nous conduire au royaume des rêves dirigés, je nʼavais étudié aucun des ouvrages du docteur Lefebure puisque jʼai commencé à le lire il y a deux mois environ comme tu le sais.

Mais, je nʼétais pas encore au bout de mes surprises. Lorsquʼau soir je suis allé me coucher, une espèce de frisson se propageait par intermittence dans tout mon corps. Cela ressemblait plutôt à un courant électrique, à la limite du désagréable. La sensation était si forte par moments que mon matelas me donnait lʼimpression de vouloir mʼexpulser hors du lit; bien entendu, cela perturbait le processus dʼendormissement, mais cela nʼa pas duré trop longtemps non plus. Plus tard, jʼai comparé cette sensation à celle que lʼon ressent en plaçant la langue entre lʼanode et la cathode dʼune pile électrique un peu usagée, une expérience que lʼon a presque tous faite étant enfant.

Le plus spectaculaire allait survenir plus tard dans la nuit, où subitement ma conscience sʼest éveillée durant mon sommeil. Je me suis surpris en train de flotter juste au-dessus de mon corps endormi, comme si je faisais la planche dans les airs. Jʼavais conscience que je dormais et, sans savoir pourquoi, je me suis mis presquʼaussitôt à me projeter contre le mur qui se trouvait face au pied de mon lit, je faisais en quelque sorte du trampoline, mais sur un axe horizontal. Je ne pourrais dire comment jʼai pu savoir que jʼétais capable de faire une telle chose, et je crois que cela mʼa semblé tout à fait naturel sur le moment. La sensation était non seulement enivrante, mais était vécue de surcroît avec un réalisme absolument incroyable.

Soudain, sans que je puisse me rappeler une transition quelconque, je me suis retrouvé assis sur mon lit ; jʼétais à lʼemplacement de mon corps qui était toujours allongé et seul mon buste était redressé comme sʼil en était dissocié. Je voyais ma chambre dans la pénombre dans une espèce dʼétourdissement comme si jʼétais en train de dessaouler. Chose curieuse, cela ressemblait à la sensation de vertige que lʼon obtient pendant un très court instant, lorsquʼon arrête lʼexercice de convergence oculaire, exercice que je ne connaissais pas encore à lʼépoque, mais jʼessaie simplement de décrire ici la difficulté passagère que jʼai rencontrée à focaliser.

Au pied de mon lit, flottait en apesanteur une grosse pierre sculptée. On aurait dit le fragment dʼun chapiteau dʼune colonne qui aurait pu très bien provenir dʼun temple. Il était orné de motifs évoquant une culture amérindienne, du moins cʼest ce que jʼai supposé. Pendant quelques secondes je suis resté interloqué de voir que cette pierre était suspendue dans les airs comme par magie, totalement immobile dans la demi-obscurité de ma chambre, à deux pas de la penderie. Je nʼosais plus bouger. Cʼest seulement à ce moment-là que jʼai réalisé que la situation nʼétait pas normale du tout, que je ne pouvais pas être à la fois conscient et endormi, et jʼai pris peur. Jʼai pensé que je devais être passé de vie à trépas pendant la nuit. La crainte a donc mis un terme à cette rapide expérience qui mʼa hanté pendant un certain temps. Jʼy repensais sans cesse durant les journées qui ont suivi en me demandant ce qui se serait passé si je nʼavais pas eu cette frayeur, laquelle, dans mon souvenir, sʼapparentait à un réflexe de survie.

Jʼaurais pu ressasser encore longtemps cette première expérience, si je nʼavais eu la chance, très peu de temps après, de vivre à nouveau un éveil de conscience pendant mon sommeil. La première idée qui mʼest venue à lʼesprit était que je ne devais pas être effrayé comme la fois précédente. Cette simple réflexion mʼincite à penser que jʼétais bien dans un état de conscience singulier puisque jʼavais conservé ma mémoire et aussi une logique qui habituellement font défaut lorsque je rêve. Peut-être que cette idée de continuité apparente de la pensée ainsi que la maîtrise de mon raisonnement mʼont donné le sentiment extrêmement fort de réalité, similaire à celui quʼon expérimente naturellement à lʼétat de veille sans sʼen rendre compte. Je me demande dʼailleurs, si, dans lʼétat de veille, ce nʼest pas cette continuité virtuelle, actualisable à tout moment par un effort minime de la volonté, qui donne la conscience dʼêtre à tout instant soi-même malgré le chaos incessant des pensées.

Le fait de me faire cette réflexion marquée du bon sens a sans doute brisé des barrières et je me décidai enfin à franchir la porte de ma chambre. Je me suis alors retrouvé dans un long couloir assez sombre lequel a fini par déboucher sur des pièces entièrement vides qui semblaient nʼavoir jamais été habitées. Jʼai pensé que je pouvais être dans un fortin abandonné. Je me mis aussitôt en quête de quelquʼun qui aurait pu me dire où je me trouvais. Finalement, je suis entré dans une pièce plutôt vaste dont le parquet était parfaitement entretenu. Face à la porte entrouverte, une ouverture dans le mur en guise de fenêtre sans vitre laissait voir un port au loin avec sa jetée baignée de soleil qui donnait sur une mer dʼune superbe sérénité. Je réalise seulement aujourdʼhui en écrivant ces lignes que je suis passé de la nuit au jour sans le moindre étonnement et je trouve maintenant étrange de nʼavoir jamais remarqué cette incohérence auparavant. Cela a dû me sembler tout à fait normal. Je ne percevais aucune agitation au loin. Lʼabsence de signes de vie et le dépouillement extrême de la pièce dans laquelle jʼétais entré aiguisaient mon sentiment de solitude, à la limite de la désolation. Tout dʼun coup, jʼai entendu un bruit plutôt discret et me suis aperçu quʼil y avait sur ma gauche dans un renfoncement trois personnes assises à leur bureau en train de travailler. Les trois hommes étaient en habits totalement désuets, je pensais quʼils étaient vêtus à la mode du XVIIe ou XVIIIe siècle. Je me suis avancé vers eux et jʼai demandé à la personne la plus proche de moi, quʼelle était le nom de la ville où nous nous trouvions. Délaissant les papiers quʼil consultait, lʼindividu redressa la tête pour me jeter un regard glacial et dédaigneux. À lʼévidence lʼaccueil nʼétait pas chaleureux et lʼon me faisait comprendre que je dérangeais. Même si leur rejet nʼavait rien de violent, je voyais bien quʼils affichaient ostensiblement une espèce dʼindifférence à mon égard. Puis jʼavisai lʼune des deux autres personnes ; celle qui avait le visage le plus avenant de prime abord. Lʼhomme était effectivement plus affable et, hésitant un instant, il me donna le renseignement que jʼattendais avec une bienveillance inespérée mais un peu de réticence malgré tout. Hélas, aujourdʼhui jʼai oublié le nom quʼil mʼa livré tel un secret que je lui aurais arraché, mais je sais quʼau petit matin, jʼai compulsé avidement un atlas afin de savoir si cette ville portuaire existait réellement. Je nʼai rien trouvé. La seule chose dont je me souviens aujourdʼhui, cʼest quʼil sʼagissait dʼun nom composé.

Pendant les jours qui ont suivi le premier stage, jʼai remarqué également que ma production onirique était devenue abondante. Disons peut-être plus exactement que je me souvenais de mes rêves avec une facilité déconcertante. Je nʼai pas fait le moindre cauchemar au cours de cette période, au contraire, les rêves me paraissaient plus vifs et exceptionnellement joyeux. Quelques-uns comportaient une charge sexuelle dont lʼérotisme était presque toujours subtil, tout en suggestions. À lʼoccasion, jʼai pu faire un rêve plus torride, mais au réveil, je nʼavais aucune gêne, ni culpabilité à me le remémorer. Ces rêves avaient tendance à attiser une tension intérieure qui persistait tout au long de la journée dans un mélange de désir et de frustration qui exacerbait ma perception de la réalité même la plus banale.

Mais, de cette période, un rêve mʼa plus spécialement marqué; jʼétais dans une sorte de fête foraine qui se tenait dans la campagne. Le long dʼune allée, il y avait un danseur flanqué dʼun gamin à ses côtés qui essayait de lʼimiter. Il ressemblait à un Gitan ou à un Egyptien, car il était mince, légèrement basané et uniquement vêtu dʼun splendide pagne doré et rutilant. Sa chorégraphie était énigmatique et jʼai de suite pensé quʼil sʼagissait dʼune danse mystique. Son corps souple et harmonieusement ciselé dessinait des arabesques gracieuses puis se figeait un instant pour former une figure qui me donnait lʼimpression de représenter un symbole dont je ne saisissais malheureusement pas la signification. Jʼai éprouvé alors le besoin de lui faire part de mon admiration pour la beauté et la pureté de ses gestes. Il sʼest alors avancé vers moi et jʼai pu remarquer ses yeux bruns et très brillants qui lui donnaient un regard excessivement perçant. Jʼaurais juré que mon intimité nʼavait pas de secret pour lui. Puis il sʼadressa à moi en me montrant un exercice à pratiquer pour, me dit-il, obtenir tout ce que je pouvais désirer. Je regrette amèrement de ne pas avoir noté sur un bout de papier ce quʼil mʼa montré parce quʼaujourdʼhui jʼai oublié les mouvements quʼil mʼavait enseignés faute de les avoir mis en application ultérieurement.[2]

À cette époque, je ne savais pas que ce genre de songe était relativement courant chez les pratiquants du Phosphénisme qui parlent quant à eux de guide spirituel.
Lʼidée de guide spirituel me gêne un peu, car elle incite à conférer une réalité objective à une expérience que je considère pour ma part et jusquʼà preuve du contraire purement subjective. Je précise cependant, que dans mon cas, mes rêves sʼaccompagnaient dʼun sentiment difficilement exprimable que je qualifierai de sentiment dʼaltérité très prononcée donnant aux personnages rencontrés une teinte plus réelle que dans des rêves ordinaires ; ils semblaient avoir leur propre personnalité à telle enseigne quʼil est facile dʼimaginer pouvoir les retrouver plus tard dans dʼautres rêves. Malgré cela, mon idée est que lʼhumanité a progressé à travers les âges parce que la transmission du savoir a été un facteur essentiel pour la survie et lʼhégémonie de lʼespèce humaine sur la planète ; cette notion de transmission du savoir doit alors être profondément ancrée dans tout être humain et le concept de guide peut ainsi être magnifié jusquʼau niveau du symbole. Le couple maître-disciple a des chances dʼêtre aussi vieux que la civilisation. Je spécule évidemment, mais cela pourrait expliquer pourquoi ces rêves sont finalement si communs si lʼon en croit les phosphénistes.

Voilà, mes expériences passées se sont arrêtées là et très vite, je nʼai pu trouver le temps à consacrer aux exercices, ce que je déplore un peu aujourdʼhui, mais jʼavais dʼautres priorités comme celle de faire vivre la petite société dont jʼétais lʼun des fondateurs. 15 heures de travail par jour y compris les week-ends, ça laisse peu de place à la méditation, tout au plus pouvais-je mʼaccorder une fois tous les 6 mois un week-end intégral pour me changer les idées dans une autre activité. Quoi quʼil en soit, aujourdʼhui après ce second stage, jʼentends me discipliner un peu plus. Pour commencer, jʼai décidé de prendre des notes, car il est terriblement frustrant dʼoublier les détails de ses expériences passées, ensuite et surtout, je vais me réserver du temps, et essayer de mʼy tenir, pour lʼexploration du monde des phosphènes si facilement accessible et si étonnant.

Alain

P. S. : jʼai lu dernièrement, sous la plume de Lefebure, quʼil fallait pratiquer les exercices phosphéniques à raison de trois heures par jour pour obtenir des résultats au bout de quelques années. À lʼévidence, ce nʼest pas ce qui mʼest arrivé, puisque dès le premier jour jʼai pu constater sur mon psychisme lʼimpact des techniques quʼil préconise. Entre nous soit dit, heureusement que je nʼai lu ça que récemment, parce que je nʼaurais sans doute pas voulu assister à ce premier stage il y a cinq ans. Je ne prétends pas que mes expériences soient exceptionnelles, mais je me dois dʼadmettre que jʼai découvert une nature de rêves que je ne connaissais pas jusquʼalors, ce qui clairement les sort du domaine de lʼordinaire, en tous les cas pour ce qui me concerne. Je reste perplexe cependant, parce que je ne peux pas mʼexpliquer pourquoi les effets ont été aussi rapides pour moi, dʼautant que, comme je te lʼai dit, je nʼai aucune culture livresque sur le sujet et encore moins de pratiques antérieures qui auraient pu mʼavoir préparé. À moins, bien sûr, que se préparer ne consiste simplement quʼà entretenir lʼespoir que la vie, le plus souvent austère, puisse offrir du merveilleux de temps en temps, mais là encore, il nʼy a rien de spécial, du moins je le crois, car cʼest un trait pratiquement partagé par lʼécrasante majorité des humains.

[Note 1 (février 2005) : je ne vais pas raconter ici lʼintégralité de ce rêve, mais seulement un extrait significatif. À un moment, je me suis retrouvé dans un train qui se déplaçait à une allure vertigineuse dans la campagne que jʼimaginais pouvoir être du sud de la France. Le wagon était confortable. Je nʼétais pas assis dans le sens de la marche et dʼoù je me trouvais je pouvais voir les autres voyageurs qui pour la plupart faisaient grise mine, sans doute intimidés par la peur de voir le train dérailler. Je nʼavais pas cette appréhension et pourtant le bolide sillonnait un paysage abondamment vallonné avec une trajectoire qui en épousait en quelque sorte les formes. La sensation physique était si forte que lʼon aurait pu croire que nous étions tous emportés dans la ronde infernale dʼune fête foraine. À ce sujet, lorsque jʼétais pré-adolescent je nʼaimais pas spécialement ce genre de festivité, disons que cʼest plutôt lʼambiance qui y régnait que je craignais. La musique assourdissante, les coups de fusil incessants et lʼagressivité omniprésente avaient bien vite fait de refroidir ma fascination. Toutefois un manège attisait toujours ma curiosité et je pouvais rester de très longs moments à prendre plaisir juste à regarder les autres sʼy amuser. Les subtils forains donnaient toujours des noms étranges évoquant de lointaines et mystérieuses contrées dans laquelle mon imagination de gamin sʼévadait à lʼédifice impressionnant quʼils avaient monté et que les gens appelaient plus communément les montagnes russes. Jʼai grandi depuis, mais ma fascination est restée, et pour moi encore aujourdʼhui, il nʼy a pas de fête foraine digne de ce nom sans cette attraction. Bien sûr, jʼai eu par la suite lʼoccasion à maintes reprises de voyager sur ces fameuses montagnes russes qui mʼavaient tant fait rêver, et dʼailleurs je ne croyais pas si bien dire, car jʼavais remarqué au fil des années quʼà chaque fois que jʼempruntais ces toboggans un tantinet éprouvants, je passais une nuit agitée de rêves tout à fait excitants, à tel point que si jʼy retournais cʼétait pour cette unique raison. Je pense quʼil y a là quelque chose à creuser. Bref, le TGV de mon rêve nous soulevait le coeur, mais pour moi, il nʼy avait rien de déplaisant, bien au contraire, dʼautant que le paysage que je pouvais observer par les parois translucides de la rame était dʼune beauté littéralement insoutenable et je me disais que je nʼavais jamais rien vu dʼaussi magnifique de toute ma vie. La luxuriance, les couleurs chatoyantes et le ciel baignant toute la nature dʼun bleu serein et lumineux contrastaient sévèrement avec la triste figure des passagers qui nʼavaient pas lʼair de mesurer lʼincroyable fortune de pouvoir témoigner dʼune telle splendeur, tandis que de mon côté je ne pouvais réprimer de petits cris de joie qui sʼéchappaient de moi en une sorte de réflexe spontané.(Retour)]

[Note 2 (février 2005) : Il va sans dire quʼà lʼépoque je ne prenais pas vraiment au sérieux ces rêves magnifiques, dʼailleurs « obtenir tout ce que je voulais » comme mon mentor me le proposait me semblait particulièrement absurde, mais jʼai sans doute laissé passer là lʼoccasion de me poser sincèrement la question de ce dont je pouvais réellement avoir envie dans ma vie. Il est certain quʼaujourdʼhui ne ne réagirais pas de la même manière et par conséquent jʼespère que ce nʼest que partie remise. (Retour)]